
Il a été le tout premier à me faire l’honneur d’accepter une interview et quel honneur pour moi puisque cet homme a été le premier à éclairer, pendant des années, le visage d’enfants déficients visuels (qui comprend les enfants amblyopes (malvoyants) et les enfants aveugles) en leur fabricant des livres. Exportés, maintenant dans le monde entier, ces ouvrages sont toujours réalisés à la main et avec le cœur. Aujourd’hui retraité et installé aux États-Unis, il a accepté de revenir sur la création de la maison d’édition Les Doigts Qui Rêvent. Rencontre avec Philippe Claudet.
Delphine Bourbon : Comment vous est venu le nom de votre maison d’édition Les Doigts Qui Rêvent ? Qui est un nom que je trouve très poétique.
Philippe Claudet : La légende familiale veut que nous descendions de Dijon pour aller à Antibes, chez ma mère. Nous étions trois dans la voiture : ma femme, mon fils et moi. Nous cherchions un nom d’association et ma femme notait sur un morceau de papier tout ce qui nous venait en tête et il est resté Les Doigts Qui Rêvent, mais personne ne s’est jamais souvenu de celui d’entre nous qui avait trouvé le nom.
DB : Racontez-moi l’histoire des Doigts Qui Rêvent ?
PC : Je suis devenu instituteur sur le tard et j’ai été nommé pour mon premier poste dans une maison de redressement, donc avec des délinquants. Au bout d’un an, le titulaire est revenu et je suis allé en hôpital psychiatrique pour enseigner à des enfants psychotiques et autistes. Cette expérience a été assez dure parce que je ne supportais pas qu’ils n’aient aucune communication avec moi. Je me suis beaucoup investi et j’ai lu beaucoup de livres de psychologie. Peut être me suis-je trop investi puisqu’à la fin de l’année j’étais à bout psychologiquement et j’ai pris un poste de remplaçant pour l’année suivante. Mon inspecteur m’a alors demandé en janvier de prendre une classe d’enfants aveugles dans un centre spécialisé à Dijon. J’ai commencé et j’ai très vite remarqué que cette classe était à l’abandon. Dans ma salle de classe il n’y avait même pas un seul livre et je devais leur apprendre à lire. J’avais cinq enfants aveugles sous ma responsabilité et certains avec des troubles mentaux. Parmi eux, il y avait Amandine une petite fille de 5 ans et demie, qui n’avait jamais été scolarisée et qui n’avait jamais lu de livre. La semaine elle était interne parce que l’école était très loin de chez elle et elle était complètement perdue. À la récréation, il fallait la prendre dans ses bras parce qu’elle avait peur de tout. Je me suis donc dit qu’il fallait que je fasse quelque chose pour elle, je ne pouvais pas la laisser ainsi. Alors très vite, j’ai commencé à faire des livres pour Amandine et pour les autres enfants de ma classe. Je ne pouvais pas leur apprendre la lecture sans livres, cela me paraissait fou. Mon premier livre s’appelait Au pays d’Amandine … dine, dine. Les éducateurs m’ont dit que tous les soirs, elle dormait avec le livre. Pourtant cette maquette était très lourde, mal faite, toutes les erreurs du débutant étaient dans ce livre. Mais il parlait d’Amandine, donc elle s’y retrouvait. Cela m’a interpellé. J’ai alors cherché une bibliothèque spécialisée ou une librairie pour trouver des livres pour les enfants aveugles. C’était avant Internet et ce n’était pas facile. Mais il n’y avait rien ; alors je consacrais mes week-ends et mes vacances à réaliser des livres à la main, pour mes élèves. Bien sûr, j’aimais le faire et heureusement je ne suis pas trop maladroit. Ce premier livre a été montré par le directeur dans différentes réunions hors de l’école et assez vite nous avons reçu des commandes. La direction a décidé de faire fabriquer trois exemplaires pour y répondre, ce qui était absurde car ou bien on produit ou bien on ne produit pas, mais trois exemplaires c’était ridicule. Les commandes montraient qu’il y avait une demande. Mais je ne trouvais personne pour les fabriquer. Par chance j’ai rencontré quelqu’un d’un Lions Clubs qui m’a proposé un don pour faire cent exemplaires ! Et j’ai trouvé un Atelier Protégé qui a bien voulu les fabriquer mais qui s’est vite aperçu que c’était trop difficile pour leur public. J’ai donc terminé la production pendant l’été, chez moi. Mais mon activité devenait encombrante pour l’école. Le directeur m’a dit que la fabrication de livres n’était pas dans les missions d’une école.
Cet été là l’association ANPEA (Association Nationale des Parents d’Enfants Aveugles) m’a contacté. Un groupe de parents voulait faire quelque chose au niveau du livre et des jeux adaptés pour les enfants aveugles. Parmi eux, Patricia a accepté de devenir la présidente de l’association ; en tant qu’instituteur je ne pouvais pas l’être. Donc j’ai créé le livre Amandine en 1993 et j’ai créé l’association en décembre 1994 et pendant 7 ans j’ai fait les deux. Je voulais trouver un atelier de production, mais tous les interlocuteurs que je contactais pensaient que mon projet était irréaliste et pas rentable. Alors pendant mon temps libre, grâce aux pages jaunes, j’ai écrit partout pour trouver une solution et un jour quelqu’un de la direction de l’équipement m’a contacté. Elle m’a proposé de réunir autour d’une table, une vingtaine de personnes qui pourraient m’aider de près ou de loin. Un mois plus tard, à cette réunion, j’ai rencontré deux personnes qui faisaient de l’insertion de publics en difficultés, notamment des jeunes. Leur travail consistait à évaluer les personnes qui leur étaient adressées d’une tutelle pour les réorienter vers la formation, la psychiatrie…c’est-à-dire dans un parcours d’insertion, et ils n’avaient pas d’activité de travail pendant laquelle ils pouvaient les évaluer ; c’est pourquoi mon projet les intéressait. De plus, faire des livres pour les enfants aveugles, cela a du sens. Comme j’étais en classe toute la journée et que je ne pouvais pas faire grand-chose, ils ont trouvé un local, se sont occupés de tout et trois mois plus tard l’atelier était né. Ils ont trouvé un encadrant, qui avait été lui-même en insertion (il avait été victime d’une restructuration et puisqu’il était le dernier arrivé, il avait été licencié ; il avait 50 ans). On lui adressait des personnes et il les évaluait à travers l’activité de découper et coller pour fabriquer des livres tactiles. Moi je me chargeais de tout ce qui était administratif. Donc, tous les jours je passais à l’atelier le matin avant l’école et le soir après pour les expéditions. Cela a duré comme ça jusqu’en 2000.
En 2000 je ne pouvais plus tout concilier. Une classe d’enfants aveugles c’est tous les soirs 2, 3 heures de travail pour le lendemain, plus Les Doigts Qui Rêvent (Ldqr) qui fonctionnait bien, les livres se vendaient, preuve qu’il y avait une demande et un besoin, alors il fallait en créer d’autres. Cela faisait beaucoup d’heures de travail, une pétition des parents décidait Mme S. Royale de me mettre à disposition et j’ai été à plein temps aux Doigts Qui Rêvent. Quelques mois après, un décret du gouvernement a changé les règles et l’atelier a fermé ; nous avons déménagé en catastrophe et j’ai engagé la première salariée qui est toujours à l’association. Mais pour que Ldqr survive, il fallait la développer. Par chance, à cette époque, le ministère de la culture, pionnier à cette époque en Europe, à encouragé les bibliothèques à acquérir des fonds d’éditions adaptées pour les publics empêchés de lire ; cela concernait les enfants aveugles, sourds, d’une autre culture… Donc, il donnait des fonds aux bibliothèques pour s’équiper et, en même temps, il en a donné à des structures comme la nôtre pour fabriquer les livres, puisque le secteur privé ne s’en occupait pas. Très vite nous avons diffusé en écoles spécialisées et en bibliothèques publiques. En même temps, l’Union Européenne développait des programmes financiers pour le handicap et avec l’aide précieuse du Ministère de la Culture et de la Région Bourgogne, nous avons demandé une aide à l’UE. Nous avons commencé avec trois pays et maintenant nous devons en être à vingt-et-un, dont l’Inde, les États-Unis, la Russie… À partir de là j’ai pu engager des maquettistes. À ma connaissance, nous sommes la seule maison d’édition associative au monde, en plus internationale, à faire des livres tactiles illustrés pour les enfants aveugles. Les autres pays n’arrivent pas à produire, alors ils commandent à notre association. Nous nous sommes rendus compte que cette activité, qui était chargée de sens, faisait du bien à des personnes qui étaient « cabossées par la vie », ou isolées parce qu’elles sont en situation de donner, en plus à des personnes qui ont moins de chance qu’elles et elles sont remerciées pour leur travail, donc valorisées et cela ne leur ai jamais arrivé. Pourtant nous avons des personnes qui ne sont pas spécialement douées avec leurs mains, mais nous les plaçons toujours sur une tâche, aussi petite soit-elle, qu’elles vont réussir, pour les valoriser. Et grâce au soin qu’elles apportent dans leur travail, nous parvenons à faire de très beaux livres et solides.
Nous avons également des bénévoles qui viennent, à leur convenance. Certaines sont présentes trois jours par semaine et d’autres rien qu’une demi-journée, mais cela leur fait du bien parce qu’elles sortent de chez elles. Il y a des personnes âgées qui ont de l’arthrite, donc, elles ont un peu de mal pour travailler, mais elles viennent quand même. En général, ce n’est pas par choix que les bénévoles nous quittent, mais pour des raisons médicales. Il y a même des bénévoles qui enrôlent d’autre bénévoles. Je ne sais pas très bien comment, mais nous avons réussi à créer un lieu très convivial. Nous essayons également de les aider quand ils ou elles en ont besoin, grâce à notre réseau, par exemple, nous avons déjà mis des femmes en relation avec les droits de la femme. Nous avons également souvent des télés et des radios du monde entier qui viennent à l’association, visiter l’atelier et nous présentons tous les membres de l’équipe et les bénévoles.


DB : Quelles sont les étapes de création d’un de vos livres ?
PC : Il y a deux types de livres, soit vous créez un livre, soit vous adaptez un livre publié. Quand nous adaptons, la fabrication est plus compliquée, parce que le livre doit avoir du sens tactilement et ce que nous ne voulons pas c’est qu’en le faisant nous détruisions la version originale. Il y a des livres, au bout de deux pages, nous bloquons, alors nous abandonnons. Nous pouvons travailler 2 mois, 5 mois voir des fois 2, 3 ans sur un projet que nous finissons par abandonner parce que ça ne fonctionne pas. Par exemple, quand j’ai adapté Petit-Bleu et Petit-Jaune de Leo Lionni, le problème que nous avons eu était le nombre de pages de l’original et il a fallu doubler le format en mettant deux pages côte à côte en paysage. Quand nous créons un livre c’est beaucoup plus simple. La première étape est d’avoir l’idée, et en principe nous avons une idée qui concerne un âge. Cela ne veut pas dire un âge biologique, c’est plutôt un âge de développement. Quand on dit qu’un enfant est aveugle, cela veut dire qu’il perçoit au maximum la lumière ; les personnes aveugles qui ne voient absolument rien sont très rares. Il y a en général, au minimum, une perception de la lumière. Et déjà en ciblant un âge de développement, cela restreint tout de suite, le chant des possibles et indique le nombre de pages et le format (taille de deux mains à plat d’un enfant). Ensuite comme Les Doigts Qui Rêvent s’appuie sur des travaux de psychologues qui ont démontré que la texture a beaucoup plus de sens pour un enfant aveugle que la forme, cela veut dire que nos livres ne peuvent pas être faits en dessin en relief avec une ligne en encre gonflable pour le contour d’une souris, d’une maison… cela n’aurait pas de sens pour un enfant aveugle. Par contre, la texture a du sens elle facilite l’acte de reconnaissance. Mais plus il y a de textures plus il y a de choix de matériaux à trouver qui doivent tous être différents en textures et en couleurs, parce qu’il y a beaucoup d’enfants qui ont un reste de vision ; ils ne voient pas un bleu ou un jaune, par exemple, mais des nuances de gris, mais cela leur permet de différencier des éléments, des personnages. Donc les couleurs et les contrastes forts sont très importants aussi. Nous varions beaucoup les textures de livres en livres, et chaque fois il faut vérifier que la matière choisie se coupe et se colle (et ne coute pas trop cher !). Il y a des tissus qui sont magnifiques mais indécoupables avec le matériel dont nous disposons (emporte-pièces et presse). Il faut également pouvoir les fixer avec les colles que nous avons. Donc, tout cela prend beaucoup de temps. Nous mettons entre huit à douze mois pour concevoir un livre et environ le même temps pour en faire trois cents exemplaires, puisque pour chaque livre nous produisons entre cent et trois cents exemplaires. En moyenne, une fois que tout a bien été choisi et que nous avons le matériel, pour des petits livres très simples, nous avons quarante-cinq minutes de main d’œuvre et trois heures pour des livres plus compliqués, le record a été à douze heures de travail par exemplaire. C’est beaucoup. Le temps de main d’œuvre fait de ces livres des petits bijoux d’artisanat d’art, et c’est pour cela que peu s’y risquent puisque sans subvention et sans dons, il est impossible d’équilibrer un budget. En ce moment entre 20 et 30 % de notre fabrication est exportée et ça ne fait qu’augmenter.
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